Contexte
À la fin des années 60, les grands syndicats belges, comme la FGTB et le CSC, se trouvent dans une impasse intellectuelle et politique liée à leur institutionnalisation croissante et à leur manque de démocratie interne. C’est à ce moment-là que les notions de « contrôle ouvrier » et d’autogestion commencent à intégrer les stratégies syndicalistes afin de répondre à un désir grandissant de radicalité dans les milieux ouvriers. Un aspect intéressant des expériences d’autogestion en Belgique réside dans son pragmatisme. En effet, le mouvement s’est rapidement concentré sur la manière concrète de mettre en place l’autogestion d’une entreprise, plutôt que sa définition théorique. Ce trait caractéristique pourrait expliquer la longévité de certains mouvements comme celui du « Balai Libéré » qui fonctionna de 1975 à 1990.
Le 25 février 1975, les ouvrières travaillant pour la société de nettoyage ANIC qui effectuent en sous-traitance les travaux de nettoyage pour l’Université Catholique de Louvain sur le site de Louvain-La Neuve se mettent en grève. La grève éclate suite à la décision du patron d’envoyer une vingtaine de travailleuses sur un chantier à Recogne en Ardenne, à 150 km de leur lieu de travail habituel. Cette grève fait également suite à un premier conflit avec le patron en novembre 1974. Les griefs des ouvrières sont multiples : salaire plus bas que la moyenne, frais de déplacement non-remboursés, des mois de travail non-déclarés, interdiction de fréquenter la cafétéria de l’université, brimades quotidiennes d’un brigadier, etc.
Évènements
Aidées par des militants de la CSC du Brabant wallon, les ouvrières mettent en place des groupes de travail durant la grève afin de formuler des revendications. Rapidement, elles commencent à remettre en cause l’utilité d’avoir un patron pour effectuer un travail qu’elles connaissent mieux que quiconque. Quelques jours plus tard, elles adressent une lettre de licenciement à leur patron et à leur brigadier. « Réunies depuis une semaine dans des groupes de travail et en assemblée générale, les ouvrières de feu votre firme ont constaté ce qui suit : tout d’abord nous constatons après une étude approfondie de notre travail que nous pouvons parfaitement l’organiser entre nous. (…) Ensuite, nous découvrons que votre rôle principal a été de nous acheter notre force de travail à un prix négligeable pour la revendre à un prix d’or à l’UCL (…) Nous sommes au regret de vous signifier votre licenciement sur le champ pour motif grave contre vos ouvrières ».
Le 10 mars 1975, elles créent l’ASBL “Le Balai Libéré” avec le soutien de la CSC du Brabant wallon.
En juillet 1979, l’association se convertit en coopérative. La plupart des nettoyeuses et les 6 laveurs et laveuses de vitres prennent des parts dans la coopérative. Des 35 personnes en 1975, elles sont 96 en 1980. L’organisation de l’autogestion a évolué à plusieurs reprises durant ses quinze années d’existence. Néanmoins, l’organigramme se stabilise dans les années 1980, avec pour objectif principal l’abrogation de toute forme de hiérarchie et l’instauration d’ une tentative de rotation des fonctions dans l’autogestion. “Le Balai Libéré repose également sur une assemblée générale où les grandes décisions et orientations de l’autogestion se décident.
Durant ces 15 années d’expérience autogestionnaire, plusieurs améliorations des conditions de travail prennent place: meilleure coordination, conception des horaires liés au transport en commun, aux contraintes de la vie, égalité dans les salaires et augmentation des salaires au barème du secteur, avantages sociaux (par exemple absence sans perte de salaire pour maladie d’un enfant). Cependant, les ouvrières font également face à des difficultés internes, telles que la prépondérance de certaines ouvrières dans l’organisation ou la marginalisation des laveurs de vitre dans les processus de décision. Il est également important de noter que la spécificité du travail par équipe dans des bâtiments distincts est l’un des principaux obstacles à la cohésion au sein de la coopérative.
Impact
« Le Balai Libéré” est un des piliers majeurs de l’expérience autogestionnaire belge des années 70 et 80 et a créé les conditions pour une réelle émancipation ouvrière. Selon Marie-Thérèse Coenen, “les travailleuses du Balai libéré vivent une révolution culturelle du rapport au travail avec le passage d’un système basée sur l’obéissance, une hiérarchie très forte, peu d’investissement personnel et exécution des ordres, vers un mode d’organisation et de décision, responsable et coopératif”. Au-delà de l’accaparement du processus de décision, cette émancipation passe également par un enrichissement de ses propres compétences. Cela se traduit par un investissement dans la gestion de la coopérative, la prise de parole répétée, le choix de formations complémentaires comme des cours de secourisme, la représentation de l’entreprise dans des colloques ou à l’étranger, ou encore l’accompagnement d’étudiants dans leur mémoire.
Les mots de Monique Kerouaton, membre du “Balai Libéré, cernent bien la portée d’une telle expérience:
« Pour moi, notre expérience d’autogestion, c’est à une petite échelle, dans un endroit déterminé, ce que peut être une société socialiste. C’est dur, mais ça vaut le coup. On nous a tellement conditionné (sic) à ce que d’autres décident à notre place, aient le pouvoir, le savoir que nous doutons de nos possibilités. (…) nous sentons que nous sommes porteuses de tout un espoir de la classe ouvrière et nous prouvons chaque jour que cela est possible, que ça vaut le coup. Nous devenons des femmes responsables, des femmes libérées»
Sources
Nicolas Verschueren, « Une utopie ouvrière à l’aube de la société post-industrielle. Le « Balai libéré » et les expériences d’autogestion en Belgique », Histoire Politique [En ligne], 42 | 2020, mis en ligne le 01 octobre 2020, consulté le 15 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/ 607 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.607